Les entreprises tendent à privilégier l'expertise aux compétences managériales. Avec le risque de ne pas toujours avoir en poste de bons managers.
Mon manager ? Il n'y connaît rien ! » Qui n'a pas entendu cette complainte de collaborateurs placés sous la responsabilité d'un manager qu'ils jugent trop généraliste ? Situation plus fréquente encore : un expert reconnu dans son domaine est récompensé et nommé manager mais cette promotion tourne à l'échec. Quels ingrédients entrent en jeu pour que prenne la greffe entre un nouveau manager et son équipe ? Légitimé par sa hiérarchie, l'heureux promu peine parfois à se rendre crédible auprès de ses collaborateurs, le plus souvent des équipes de spécialistes, d'ingénieurs, de chercheurs ou bien encore d'experts d'une discipline technique.
« Quand les collaborateurs discutent trop souvent de ce qui fait la légitimité de leur manager, c'est mauvais signe », prévient Philippe Limantour, directeur délégué du groupe Resadia (intégration de solutions convergentes IP). L'arrivée des nouvelles technologies a beaucoup complexifié les environnements de travail. Difficile alors pour un manager d'appréhender correctement la réalité d'une situation sans connaissances au moins théoriques sur les différents domaines abordés par les experts. Alors que HR Access (gestion de ressources humaines) considère que ses « teamleaders » doivent être des référents techniques, d'autres se montrent moins catégoriques. « Respecter l'expertise est très important ; ne pas s'y soumettre aveuglément », estime Christian Herrault, directeur ressources humaines et organisation (DRH) et membre du comité exécutif de Lafarge. « Si chacun bâtit le monde autour de son expertise, cela ne peut aller. Comme dit le philosophe, le vice est de prendre la partie pour le tout », poursuit le DRH.
Chez l'intégrateur ITS Seevia, les responsables techniques gèrent des équipes multidisciplinaires (administrateurs bases de données, ingénieurs système, ingénieurs réseau, etc.). C'est à eux qu'il revient d'organiser les projets collectifs et de fixer les objectifs individuels, sans forcément connaître tous les détails maîtrisés par les experts de la technologie en question. Ces managers - néanmoins spécialistes d'un domaine spécifique sans pour autant être des experts pointus - se doivent de mettre en avant leur capacité à faire travailler les gens ensemble, à favoriser une dynamique de groupe, à tirer leurs collaborateurs vers le haut. « S'il ne redoute pas l'expertise de ses collaborateurs, un bon manager sortira toujours gagnant. Car, la normalité, c'est qu'il soit entouré de personnes très compétentes, voire très expertes », explique Philippe Limantour.
Un rôle de chef d'orchestre
« Lorsque j'ai accédé à des fonctions d'encadrement, j'avais dans mon équipe des personnes plus âgées que moi, de nouveaux arrivants et des experts en réseau notamment », se souvient Jacques Bénichou, directeur marketing et communication chez le spécialiste des technologies de l'information, Getronics. « J'avais des connaissances sommaires en expertise réseau et il n'était pas question d'entrer en compétition avec mes collaborateurs spécialistes. J'ai donc joué le rôle de conseiller et tout fait pour valoriser leurs compétences. La dimension relationnelle de mon rôle a été essentielle. »
Pour endiguer les jalousies et le sentiment de frustration susceptibles de naître chez les non-promus, une bonne solution aux yeux de Jacques Bénichou est le « groupe transverse » : « La nomination d'un expert à la tête d'une équipe multidisciplinaire lui apporte le rayonnement et la reconnaissance dont il a besoin », estime-t-il. C'est une solution qui apaise les tensions et les déceptions. « Le manager non expert pointu, c'est un peu le chef d'orchestre qui va demander à un soliste une interprétation particulière. Le chef d'orchestre n'est pas un virtuose de tous les instruments. Mais il sait comment obtenir le meilleur d'un violoniste ou d'un pianiste. », ponctue François Perrin,directeur technique au sein de la SSII.
Un échec éloquent
Mais le chef d'orchestre assoit d'autant mieux son autorité qu'il sait lui-même bien jouer d'un des instruments. « Nommer de très bons techniciens aux postes de manager ne suffit pas », reconnaît toutefois Marc Garrido, président HR Access France. Il en a d'autant pris conscience à la suite d'une enquête interne, menée en juillet dernier, qui a révélé que bon nombre de salariés n'étaient pas satisfaits de leur encadrement. Pour y répondre, HR Access France a entrepris de faire monter en compétence son management intermédiaire : mise en place de groupes de travail, sessions de formation...
Pour sa part, Sylvie Ferreira, responsable RH et formation d'EMC, un des leaders mondiaux en solutions de gestion et de stockage des informations des entreprises, se souvient d'un échec éloquent : « Ce fut le cas, dans le passé, avec un expert promu à la tête d'une équipe d'une dizaine de personnes. Il est toujours resté en retrait et n'a jamais réussi à animer. Il gérait l'activité mais pas les hommes. Au bout d'un an et demi, il a quitté l'entreprise », explique-t-elle.
Le devoir d'exemplarité
Lorsqu'une promotion tourne à l'échec, en général, la raison est double. Tout d'abord, le salarié promu manque de compétences et de savoirs fondamentaux en matière de management. Il a alors du mal à fixer des objectifs clairs, à mener correctement les entretiens d'évaluation et par conséquent, à fédérer et à motiver ses équipes.
L'autre écueil qui guette le technicien devenu manager est de ne pas réussir à renoncer à son expertise technique. Pour franchir ce cap difficile, il ne faut pas nécessairement choisir le meilleur des experts, selon Pascal El Grably, directeur associé de Crossknowledge (formation et le développement des compétences à distance) : « Un bon directeur commercial a rarement été au préalable le meilleur vendeur. Le manager doit être exemplaire mais davantage sur le plan com- portemental que technique-métier », remarque-t-il.
Dans tous les cas, rectifier le tir a posteriori présente un risque. « Entre le moment, où l'on détecte les insuffisances et celui où le nouveau manager recueille les fruits de la formation qu'il a suivie, il peut s'écouler entre six mois et trois ans », observe Steve Fiehl, directeur associé de Crossknowledge. Un laps de temps largement suffisant pour que la situation se détériore et que le manager perde toute crédibilité auprès de ses équipes.
MURIEL JASOR ET CAROLINE MONTAIGNE
Les 10 rôles du manager
Rôles impersonnels
1. Chef symbolique
2. Leader
3. Agent de liaison
(contacts avec l'extérieur)
Rôles liés à l'information
4. Observateur actif
5. Diffuseur d'information
en interne
6. Porte-parole
(à l'extérieur de l'entreprise)
Rôles décisionnels
7. Entrepreneur
8. Régulateur
(en environnement perturbé)
9. Répartiteur de ressources
10. Négociateur
Source : « Le manager au quotidien » par Henry Mintzberg (Editions d'Organisation)
Ne pas négliger la préparation de la prise de fonction
« Tant que le salarié n'est pas en situation, on ne peut pas savoir comment il va se comporter, s'il va être compétent ou non dans son nouveau poste », prévient Evelyne Malach, DRH des réseaux et systèmes d'information à France Télécom. Or, beaucoup d'entreprises se contentent de combler à la va-vite les manques dans les mois qui suivent la prise de poste plutôt que de former a priori le salarié pour ses nouvelles fonctions. Pour faciliter cette transition, Françoise Sagorin, la DRH pour la zone Europe de Juniper Networks Europe, un des principaux équipementiers réseaux dans le monde, a mis en place un atelier original : « Je réunis l'équipe et je lui demande ce qu'elle sait de son nouveau manager, ce qu'elle en ignore et ce qu'elle en attend. Ensuite, le manager nous rejoint et répond aux points évoqués. Cela permet de gagner environ six mois durant lesquels chacun s'observe. »
Eviter de nommer un ancien collègue
« Quand un manager est issu de l'équipe, il a un avantage : il connaît les modes de fonctionnement de l'équipe. Mais, gare à l'aveuglement, cet avantage complique parfois la prise de recul nécessaire pour prendre efficacement ses fonctions. Cette nomination peut même créer des rivalités avec ceux qui auraient aimé prendre sa place », estiment les consultantes Valentine Chapus-Gilbert et Marine Cousin-Bernard (*).
Une opinion partagée par Jean-Hubert de Roux, senior adviser chez BearingPoint, cabinet de conseil en management : « Mieux vaut, au préalable, le nommer manager au sein d'un autre service et le faire revenir ensuite », conseille-t-il. Cela permet de gommer cette image de « collègue » et de le légitimer dans sa fonction, grâce aux compétences et à l'expérience acquises ailleurs.
(*) « Manager, ça s'apprend ! », par Valentine Chapus-Gilbert et Marine Cousin-Bernard, éditions EMS.